LA PSYCHANALYSE APPLIQUÉE

Philippe Lasagna

Biarritz – 4 juin 2016

« La psychanalyse s’applique ainsi qu’on le sait, à comprendre et à guérir des troubles appelés troubles nerveux. » Freud 1917

Chez les post freudiens la Psychanalyse appliquée semble être plus centrée sur les arts, la littérature, l’anthropologie et la religion. Lacan quand il fonde son Ecole, en 1964,  crée une « Section de psychanalyse appliquée, ce qui veut dire de thérapeutique et de clinique médicale. »

Autrement dit la psychanalyse appliquée c’est surtout ici l‘application de la psychanalyse à la clinique et à la thérapeutique médicale. Cette section diffère de la section de psychanalyse pure car elle n’accueille pas que des analystes. On y entre en groupe : « Y seront admis des groupes médicaux, qu’ils soient ou non composés de sujets psychanalysés, pour peu qu’ils soient en mesure de contribuer à l’expérience psychanalytique ».

Enfin la troisième section de l’Ecole se nomme — Section de recensement du champ freudien :

« Elle s’assurera d’abord le compte rendu et la censure critique de tout ce qu’offrent en ce champ les publications qui s’y prétendent autorisées.

Elle entreprendra la mise au jour des principes dont la praxis analytique doit recevoir dans la science son statut. Statut qui, si particulier qu’il faille enfin le reconnaître, ne saurait être celui d’une expérience ineffable… »

Trois ans plus tard en 1967, dans la « Proposition sur le psychanalyste de l’Ecole », la psychanalyse en extension sera posée comme l’horizon de la psychanalyse en intension. L’horizon réfère ici à la topologie plus qu’au paysage. Cet horizon ne va pas sans une reprise de la question du malaise de la civilisation, déclinée selon des axes précis : L’Oedipe et sa fonction pour l’axe symbolique, le groupe et le groupe analytique pour l’imaginaire, la ségrégation généralisée posée comme avenir possible et le camp de concentration pour ce qui est du réel. Tout cela en lien avec l’avancée de la science et du marché commun.

Aujourd’hui ce qu’on appelle le champ freudien est vectorisé par Les Instituts du Champ freudien, qui assurent recension, enseignement et casuistique, entre autres. « .Les Instituts du Champ freudien, dont le travail clinique et théorique concerne la psychanalyse appliquée, s’adressent aux praticiens désireux de se repérer dans la clinique au cas par cas et d’en rendre compte. Dénominateur commun : résister aux tentatives, parfois ravageantes de conditionnement généralisé et de mise au pas sous couvert de « bonne pratique ». Nous pouvons ainsi constater le souci permanent d’intervention de la psychanalyse appliquée dans le malaise contemporain, Pipol en témoigne.

J.-A. Miller dans la Cause Freudienne 48 pouvait dire à l’aube de ce siècle : « Dans la perspective de la psychanalyse, la différence psychanalyse pure, psychanalyse appliquée est inessentielle ».

La confusion entre la psychanalyse pure et la psychanalyse appliquée a une portée limitée, parce que dans les deux cas il s’agit de psychanalyse.

L’inverse de la psychanalyse c’est la psychothérapie nous indique cet article. Aujourd’hui la menace pour la psychanalyse vient plutôt de la bureaucratie sanitaire, Etat en tête qui, là comme ailleurs, entend faire régner l’ordre du management au détriment de celui de la démocratie. Les psychothérapies autoritaires malgré leur Lobbying ne séduisent pas vraiment les patients mais certains ministres car elles rejoignent la formation qu’ils ont reçue, je parle des représentants de l’Etat, souvent dans des Ecoles de commerce. Cependant les TCC n’ont pas fait florès, d’où les glissements actuels de ces méthodes psy vers l’examen des émotions et la pleine conscience. Ce qui dissimule mal leurs origines dans la pensée orientale la plus traditionnelle en la justifiant de pseudos théories neurologiques.

Jacques-Alain Miller remarquait, dans le même article de la Cause Freudienne 48, que la pratique de l’écoute tend à faire exister l’Autre. L’analyse c’est l’inverse. Il ajoutait : « C’est cette distinction-même qui est le désir de l’analyste et qui ouvre le trajet au-delà ».

Ce fait que l’Autre n’existe pas est toujours plus sensible dans la demande adressée aux institutions de la Psychanalyse Appliquée. L’individualisation forcenée des destins individuels et l’effondrement progressif des collectifs partenaires du sujet rendent cela toujours plus perceptible. Se mettre à l’heure de cette donne ne peut consister dans un retour au sens et à l’Autre qui est supposé l’incarner. Sauf à faire se lever des figures d’un Autre féroce. Cela suppose plutôt de tourner le dos à ce qui donne assise à tout cela, au sens. Mais ce ne peut-être une attitude intellectuelle, c’est un effet du désir de l’analyste qui contre la jouissance du sens, dans le même temps où il peut sembler lui donner cours.

Lacan dans Télévision nous disait déjà : « La psychothérapie spécule sur le sens, et c’est ce qui fait sa différence d’avec la psychanalyse » (p. 15). Cela veut dire aussi aujourd’hui que la différence entre les deux ne tient pas au mal nommé patient, mais à l’analyste, à ce qu’il y a de désir chez les analystes.

La psychanalyse implique dans son orientation même la fin de l’addiction au sens, de la sémantophilie, ajoutons, des analystes. Et pourtant ce gout du sens est là qui veille aussi chez celui qui consulte. Il y a donc une nécessité de laisser place à la saisie, certes, du hors sens. Mais au fond ce que la psychanalyse vise c’est de faire saisir d’une certaine façon par les corps l’ab sens, la coupure de l’homme et du sens. Disons de l’homme plus que du sujet comme le posait J.-A. Miller à Rio.

A la fois on ne veut rien savoir du réel et à la fois c’est pourtant la rencontre d’un réel qui va amener le sujet à consulter. Comme le souligne E. Laurent à la première page de son livre « l’Envers de la biopolitique » : «  La langue du corps, celle de la jouissance, n’autorise en effet aucun hédonisme heureux. » p 9.

Le traitement rapide ne permet pas en général que cette rencontre initiale du sujet avec sa jouissance et avec un bout de réel s’émousse dans la constitution d’une « signification » transférentielle. Transfert qui est instrument et obstacle classiquement dans l’analyse. Si la psychanalyse pure part d’un symptôme qui parle pour arriver vers un symptôme qui n’est plus qu’écriture silencieuse de la jouissance, on peut dire que souvent l’enjeu de la rencontre dans la psychanalyse appliquée c’est la précipitation d’un symptôme permettant au sujet de trouver une énonciation. C’est en effet le symptôme ou quelque chose de cet ordre qui peut parler. Cette irruption du réel dans la vie du sujet ne s’habille pas toujours d’un symptôme classique, elle se présente souvent avec brutalité. Rappelons la simplicité de l’adresse de Freud (…) seul, le résultat de ce travail, le symptôme, qui se manifeste par la souffrance que tu éprouves, est venu à ta connaissance. Tu ne le reconnais pas, alors, comme étant le rejeton de tes instincts repoussés et tu ignores qu’il en est la satisfaction substitutive.

Ainsi Carl qui est un jeune homme adopté sur le tard et dont l’origine n’est pas claire vient au CPCT car il a eu peur de son environnement : « c’était chaud d’un coup. J’ai pas de recul face à mes problèmes, ça se voit ».  Mais cette petite rencontre avec un bout de réel, il ne suffit pas, comme c’est le cas ici, de l’accueillir, surgissant de la bouche de celui qui parle. Il faut parfois la permettre, voire la produire. Il ne s’agit pas de produire un autre sens, ce qui n’est pas exclu, mais de favoriser un événement de discours, une surprise, un dire.

Est-ce que cet événement de discours est facilité par les traitements rapides ? Sans doute. Comme le remarquait récemment Serge Cottet, les dispositifs du traitement rapide supposent un « bricolage du temps logique » qui met l’accent sur un moment de conclure et court circuite un peu le temps pour comprendre. Cela suppose aussi de ne pas attendre pour intervenir un rythme de fermeture/ouverture de l’inconscient propre au transfert de la psychanalyse. Mais parfois il faut aussi savoir éviter l’irruption de cet événement de discours, éviter de le produire, pour que le sujet n’en soit pas débordé. C’est donc un tact particulier qui est nécessité ici de l’analyste, de celui qui est en position de répondre.

Par exemple dans le cas de Carl, examiné récemment en cartel, ce sujet à l’identité sexuelle vacillante va très vite rapporter en séance l’épisode décisif de sa vie qui éclaire son présent. Il s’agit une première rencontre avec le réel au cœur même de son image spéculaire. Enfant, à 8 ans, Carl avait peur d’une femme, un fantôme, la dame blanche, «  On m’a fait peur, on m’a dit : met toi devant le miroir elle va apparaître et depuis, j’ai peur devant un miroir ». Depuis son moi, trace d’une image creusée par le réel, en est altéré ; il nomme son malaise en disant que depuis cet épisode, ça « fausse ses envies » et ses émotions. C’est ce fausse ment qui rend difficile son rapport aux autres et à lui même. Carl va interrompre le traitement avant la fin, mais il est sûr qu’il a pu nommer un peu mieux son rapport au réel, au trauma et au sexe. «  En effet, si surprenant que cela puisse paraître, en psychanalyse c’est ce que dit le sujet de son symptôme qui constitue le symptôme lui même. » dit J.-A. Miller dans « De l’utilité sociale de l’écoute »

Dire qu’il s’agit d’un événement de discours veut dire que cela n’est pas un fait objectif, ce n’est pas reproductible.

J.-A. Miller soulignait que la psychanalyse appliquée c’est celle qui s’applique au symptôme. Donc c’est différent de dire que ça s’applique à la thérapeutique ou au symptôme. Miller ajoutait que le symptôme c’est ce qui reste de sens dans le réel, dans un réel qui exclut à priori le sens. Alors les gens peuvent s’accrocher à ce symptôme, comme trace du réel et obstacle au réel qui les exclut aussi.

Ce qui a changé depuis l’an 2000, c’est que l’échec des institutions du sens qui font les discours stables, s’est terriblement accentué. Et ce qui est aussi nouveau c’est que la demande de sens s’est modifiée. Le sujet névrosé par exemple avait une tendance parfaite à oublier son corps et sa jouissance au bénéfice de son amour du sens, de sa croyance dans les institutions du sens dont la psychanalyse, il faut bien le dire, faisait partie. Et on peut dire aussi que son rapport à la jouissance était plutôt de se plaindre de son défaut, de son manque, il rêvait de plage certes, mais sous les pavés. Aujourd’hui les pavés et la plage accueillent les rebuts de la civilisation, l’homme jetable du plus de jouir, est là ; on rêve moins dans la « nuit debout », ça sent plutôt l’insomnie que le rêve éveillé. Cela rend aussi la dimension du symptôme plus difficile à subjectiver, voire à produire. Les sujets que nous rencontrons se trouvent par exemple devant des séries d’actes énigmatiques, des malaises hybrides difficiles à définir, la clinique et les identités sont plus floues car elles sont moins requises par des cadres institutionnels ou familiaux souvent mis à mal. Un sujet peut dire : «  je manque de légitimité, je n’ai pas d’affirmation franche, je n’ai pas de vision claire. »

Aujourd’hui,  il n’y a pas tant un manque à jouir, un refoulement et une inhibition mais bien un plus de jouir insistant et le sujet est déjà plein des  sens qui l’inondent sur les réseaux ou ailleurs. Sens dont il se sent le déchet. Ce n’est pas tant que l’homme contemporain cherche un sens mais qu’il ne sait plus se retrouver dans le mélange de faux sens et des « pousse au dé-sens »  où il baigne. Jusqu’à s’affirmer dans le pire des réels. D’où les tendances identitaires ou communautaristes dans le siècle, qui loin de s’opposer se renforcent, pour proposer des masques stables. Si le sujet dispose d’un symptôme c’est souvent un principe de fausse identité qui couvre sa véritable difficulté, c’est le cas du je suis toxicomane ou bipolaire, voire radical ou vraiment ceci ou cela. Par exemple de même que l’insécurité crée l’addiction, l’addiction ne se substitue pas à l’insécurité mais la renforce en lui donnant un visage.

C’est pour cela que nous avons renoncé à créer des institutions spécialisées dans un symptôme particulier. C’est donc plutôt le trauma du réel que la répression qui vient au premier plan dans le tout venant des consultations du CPCT. Il s’agit à partir de là de faire cas. Soit qu’un peu de jouissance cède. Eric Laurent dans un écrit présentant des Journées au début de ce siècle écrivait : « Un cas est un cas s’il témoigne et de l’incidence logique d’un dire dans le dispositif de la cure et de son orientation vers le traitement d’un problème de jouissance ».

Comme les choses vont par paire, ce sujet traumatisé par le réel et dans les bons cas pas trop identifié, va s’appareiller à un psychanalyste qui n’est plus lui aussi défini par une institution, pas institué à l’avance. Dans la psychanalyse pure le psychanalyste est autorisé par son acte qui le destitue comme sujet; dans la psychanalyse appliquée, il est défini plus qu’autorisé par son action. Il ne l’est pas par son appartenance à l’institution CPCT ou autres. De même que le transfert sur l’institution CPCT est plus le cas des consultés que des sujets qui consultent. Mais cette action lacanienne, selon le mot de J.-A. Miller, n’est pas celle d’un individu isolé, elle se calcule à plusieurs dans des contrôles et des cartels, cartels qui devraient ne pas être des groupes, soit qui devraient marquer la place du Discours Analytique et de son contrôle. C’est donc une action in progress. Les deux positions de l’analyste dans la psychanalyse pure ou appliquée peuvent être vérifiées. L’acte peut se vérifier dans la passe et pour les actions de ceux qui sont consultants dans le contrôle que l’Ecole fournit à la psychanalyse appliquée au un par un. Ces vérifications sont d’un ordre très différent.

Le fameux cadre analytique comme le soulignait déjà Pierre Gilles Gueguen est la conséquence dans la psychanalyse de l’action de l’analyste consultant, non l’inverse. J.-A. Miller pouvait dire en 2008 : «  les effets psychanalytiques ne tiennent pas au cadre, mais au discours, c’est-à-dire à l’installation de coordonnées symboliques par quelqu’un qui est analyste, et dont la qualité ne dépend pas de l’emplacement du cabinet, ni de la nature de la clientèle, mais bien de l’expérience dans laquelle lui s’est engagé. »  Cette action dans la psychanalyse appliquée n’est pas définie a priori, disons déjà qu’elle met aussi dans un certain entre parenthèse la thérapeutique, pas de fureur de guérir, source d’angoisse. Si on prend l’exemple des CPCT que nous avons créés à quelques-uns il y a 15 ans sur l’idée de Jacques-Alain Miller, et bien on n’a pas vraiment le temps d’être thérapeutique, c’est trop court, le plus souvent, pour que s’efface l’angoisse ou pour  soulager le sujet de la jouissance de façon durable, même si cela arrive plutôt souvent.

Mais il y a toujours des effets analytiques. Ce qui veut dire que ce ne sont pas des effets de suggestions. Il y a donc bien des lieux analytiques, des lieux alpha, selon le mot de J.-A. Miller à Bruxelles il y a huit ans lors de Pipol.

Ce ne sont pas des lieux d’écoute mais de réponse. Ce qui doit guider une institution qui s’oriente de la psychanalyse c’est qu’il y existe la possibilité de passer d’un discours à un autre et que quelque part  il y ait  le discours analytique pour faire la boucle, et donc faire exister les autres discours. Cela ne veut pas dire que le Discours Analytique est toujours là dans le traitement, mais il est quelque part en lien avec l’institution, dans le lieu alpha. Rappelons ce que le même Pierre Gilles Guéguen pouvait dire des institutions de Psychanalyse Appliquée (Cause Freudienne  « Pertinence de la Psychanalyse Appliquée ») : « Elles ne se substituent pas à la cure psychanalytique mais elles appliquent dans l’enceinte du refuge qu’elles constituent, les principes anti ségrégatifs et le traitement au par un de la jouissance, principes que la psychanalyse pure a permis de mettre en place. »

Ce qui caractérise aujourd’hui l’avenir de la plupart des institutions sanitaires et sociales c’est une fonction de ségrégation des jouissances et des corps et aussi, il faut bien le dire, une fonction de rejet de la singularité des sujets et de leur traitement. Par ailleurs ces institutions renoncent souvent, déjà aujourd’hui, à procurer un quelconque traitement véritable en dehors de la chimie. Ce qui se substitue au traitement c’est le tri, l’identification, l’évaluation et l’orientation du sujet dans un « réseau » qu’il n’identifie pas lui même et qui sert souvent à différer tout véritable traitement. C’est pour cela que les CPCT ne doivent pas représenter une attente, pour le premier rendez vous, mais qu’il ne sont pas non plus, eux mêmes, des solutions d’attentes, voire des salles d’attentes.

Est-ce qu’à la place occupée auparavant par la psychiatrie humaniste règne aujourd’hui le diagnostic et le Discours du Maître ? Ce qui prend la main c’est une caricature du Discours du Maître qui s’arrête au S1 et ne tente même pas de connecter S1 et S2, le signifiant maître avec le savoir. On appelle ça d’un coté l’identitaire, soit la construction d’identités fictives et construites qui n’a d’espoir que dans le passé ou une fausse science. D’un autre côté il y a un savoir pulvérulent, technique, bureaucratique, produit par des comités invisibles, marqué d’obsolescence et dont le DSM est un modèle parfait. Il n’y a pas pourtant de regret à avoir par rapport au passé. Paul Bercherie qui s’y connaît pouvait dire il n’y a pas si longtemps : « Après trois quarts de siècle de stagnation, et même de régression, on peut affirmer sans grand risque d’erreur que la clinique psychiatrique est close ». Nous prenons pourtant cette crise de la clinique au sérieux dans la psychanalyse appliquée. Nous sommes sortis de la passion classificatrice et du plaisir de retrouver dans le chapeau ce qu’on y met, voire de croire que le monde se divise entre névrose et psychose. J.-A. Miller nous a proposé d’en sortir et de passer à une logique floue, à une clinique ironique : « on distingue, non pas des classes, mais des modes, qui sont des variations. Dès lors, on fait sa place à l’approximation. Si l’Autre existe, on peut trancher par oui ou non. […] Mais quand l’Autre n’existe pas, on n’est pas simplement dans le oui-ou-non, mais dans le plus-ou-moins […]5 ».

Examinons par exemple le cas de cette jeune fille présentée par Suzanne Marchand : Sa mère schizophrène est morte dans ses bras à l’hôpital. Son père était dépressif souvent malveillant mais gentil parfois. Elle s’est beaucoup droguée, a vu des psychiatres, elle s’adapte aux autres. « Je sais qui je suis et à la fois non. Je vois qu’on ne m’aime pas moi, plus j’ai des doutes plus je reste. » Son idée est qu’elle a été abandonnée. Suzanne va dire : « Votre mère ne vous a pas abandonnée, c’est sa maladie qui ne lui a pas permis d’être là. »

Elle est tout le temps dans une émotion totale que rien ne contient.

« Le bien être m’attire et me fait chier en même temps. » Il y a ici un corps à corps du sujet, une incompatibilité entre le corps qu’elle vit et le corps de sa jouissance.

«  Cette envie de bien être c’est nouveau, comme si ce n’était pas vraiment moi, comme si ça ne me correspondait pas. » Elle aime les femmes, elle est plutôt hétéro : « Quand je repère une faiblesse chez une femme c’est ce qui m’attire le plus. Je veux soigner ses blessures ». C’est aussi une façon de s’intéresser à son malaise à elle.

J.-A. Miller nous a montré qu’il y a une coupure qui s’opère chez Lacan à partir du Séminaire XXIII. « On passe à une clinique qui part du sinthome. Cela a des conséquences partout : Et dès lors, on peut dire que jusqu’au sinthome, Lacan a toujours considéré le réel à partir du signifiant, et que ce qui nous dirige ensuite dans son dernier enseignement, dans ce que nous en faisons depuis lors, c’est à considérer le signifiant à partir du réel. » J.-A. Miller à Montpellier en 2011.

Cela veut dire aussi qu’on ne peut plus penser le sujet comme un simple effet du signifiant, ou comme un effet du savoir supposé. On peut sortir du deux, sortir peut-être du deux entre les interlocuteurs. Est-il possible de penser ce sujet à partir du trois ? Lacan dit il y a plus de quarante ans dans la leçon du Séminaire Le Sinthome du 16 décembre : « Si le trois est bien le support de toute espèce de sujet, comment l’interroger ? Comment l’interroger de telle sorte que ce soit bien d’un sujet qu’il s’agisse ? »

Dans la psychanalyse appliquée cela suppose de sortir du dialogue mais aussi et surtout du monologue, pas trop de secrétaire et d’écoute. On peut dire donc que la psychanalyse appliquée devrait commencer à essayer de se mettre à l’heure de la clinique borroméenne. Retenons ce qu’il y a de plus simple, le Réel, l’imaginaire et le symbolique ne sont pas des termes qui s’opposent mais des noms pour appréhender les phénomènes, pour faire que les mots et le réel impossible se nouent. Et mieux, l’imaginaire le réel et le symbolique sont donc aussi, dans cette nouvelle donne, chacun porteurs de réel. Il y a un réel dans l’imaginaire et c’est ce dont témoigne le jeune Carl dont nous avons parlé. Il y a quelque chose de réel dans le symbolique c’est le trou, tout ce qui se dit est donc troué et le discours ne peut que fuir, rater, lapser. Et enfin il y un pur réel, une ex-sistence à ce qui est le réel, celui qui revient à la même place. Donc nous sommes plus attentifs à cette place du réel dans le discours. Et aussi à la difficulté qui en résulte pour le sujet de faire lien Social. Mais au fond c’est à ne pas l’effacer le réel que ce lien entre les humains redevient possible.