LA GARANTIE DE L’EUROPE

Dans de nombreux pays d’Europe, la réglementation du titre de psychothérapeute, du contenu de la formation à la psychothérapie, s’est imposée. Les raisons sont nombreuses, l’une d’elle est la volonté de la technocratie induite par la commission européenne de réglementer les professions et leurs conditions d’accès, pour permettre l’équivalence des diplômes nationaux et la circulation des citoyens en Europe. Cette volonté législative trouve des appuis auprès des plus médicalisés des dits psychothérapeutes, ceux qui tiennent les neurosciences comme la causalité psychique définitive, en particulier les cognitivistes et les thérapeutes cognitivo-comportementaux (TCC). Il est vrai que les médecins ont déjà obtenu une équivalence de leur diplôme qui leur a ouvert les frontières et constitue un modèle qui suscite des émules.

Le fait qu’une profession trouve sa garantie dans une reconnaissance des autorités administratives pourrait constituer une victoire de la démocratie. La complication vient pour nous depuis longtemps de la même volonté de vouloir englober les psychanalystes et la psychanalyse dans cette emballée réglementaire qui feint d’ignorer ce qui les sépare radicalement, on peut ajouter, originellement.

Les tentatives de certains universitaires de faire entrer la psychanalyse dans la psychologie ne sont pas étrangères à cette évolution. Mais c’est surtout un mouvement de fond de la société et de ses représentants politiques qui chassent le vide juridique, comme ils disent, cherchant à combler la faille du symbolique, fût-elle structurelle, pour faire oublier que l’Autre n’existe pas. Tous ces efforts en sont pourtant le symptôme : recherche de contractualisation de la moindre relation transférentielle, réduction de la certitude que crée le désir, tentative d’ignorer les embarras du corps.

Par ailleurs l’usage que les psychanalystes eux-mêmes peuvent faire des effets thérapeutiques de la parole, de leur approche pertinente de la clinique, donne de l’eau au moulin de ceux qui veulent la résorber dans les psychothérapies. En France, la spécificité de la psychanalyse a été reconnue par le législateur. Il en était de même en Belgique après un débat fructueux en 2014. Une volonté nouvelle du gouvernement belge remet en question ce compromis et a lancé le signal d’un nouveau combat pour la défense des psychothérapies par la parole. En défendant Reik et l’analyse laïque, en dénonçant la fermeture de l’Institut de Berlin par les nazis, Freud a toujours défendu une autonomie de la psychanalyse et la nécessité de son indépendance qu’aucune réglementation ne saurait menacer. Il y a eu aussi ceux qui pensent qu’un ordre social juste, contractuel, viendraient pacifier tout cela. Ce sont les tenants des ordres professionnels. L’hypothèse de l’inconscient, de son interprétation du réel celui du sexe, comme celui de la contingence, ne s’accommode pas d’instances tierces aux partenaires transférentiels que sont l’analysant et l’analyse. La phrase de Lacan dans le texte de Fondation de l’Ecole, « l’analyste ne s’autorise que de lui-même », participe de cette absence radicale de garantie dans l’Autre. Le « devenir analyste » n’émerge que dans une cure avec un analyste qui en soutient le désir de par sa propre cure. Les « quelques autres » (« L’analyste ne s’autorise que de lui-même et de quelques autres ») ajoutés par Lacan à sa formule ouvrent à la nécessité de l’Ecole. Lacan avait tenté au sein de l’IPA de susciter un réveil des analystes par une critique assidue telle qu’elle apparaît dans le texte « Situation de la psychanalyse en 1956 ». Vous remarquerez qu’il évoque Freud soucieux de défendre un idéal de l’enseignement de la psychanalyse (enseignement de la philologie dans ses Instituts) et Lacan le reprend au compte de son accent sur le symbolique et la structure, sur l’importance du signifiant, constatant que les élèves de Freud ne l’ont pas suivi, alors qu’il entend bien y faire exception.

Freud, nous dit Lacan (page 473 des Ecrits) eut recours à la constitution d’un comité secret (le comité des sept anneaux). Mais cela ne réglait pas le problème des autres analystes auquel Freud posait la question de savoir si les psychanalyses dans leur ensemble satisfont aux standards de normalité qu’ils exigent de leurs patients. Il qualifie de suffisance le grade unique de la hiérarchie psychanalytique au sens où la démocratie ne connaît que des maitres.

« Suffisance » qui se transmet par identification à laquelle la théorie de la fin de l’analyse des didacticiens de l’époque vient répondre (identification au moi de l’analyste). « Suffisance » et « petit souliers » silencieux, desquels se distinguent les discours des biens nécessaires et les béatitudes qui se font le porte-parole des « suffisances » qui parlent pour ne pas en dire plus. Cette critique ironique de Lacan vise la médiocrité auquel le dispositif organisationnel d’alors risquait d’enfermer la formation du psychanalyste. Huit ans plus tard son acte de fondation de l’Ecole tiendra compte de cette critique pour tenter d’en prendre le contre-pied.

L’autorisation et la garantie visaient donc d’abord à réclamer une exigence plus grande dans la formation des psychanalystes sur la base des principes défendus par Freud. Ce n’est plus par reproduction du même que l’analyste émerge mais par l’invention qu’il produit dans son parcours analytique, non sans avoir démonté ce qui pouvait l’être de la construction préalable. Cette invention singulière prendra la forme du sintome dans le tout dernier enseignement de Lacan, modalité du « se servir du Nom-du-père tout en s’en passant ».

C’est le sens que prennent la vérification et son évaluation de ce parcours dans le dispositif de la passe, véritable expérience de la garantie en intention.

Cette exigence de garanties s’adressait aux analystes eux-mêmes en les incitant à se porter à la hauteur de l’idéal freudien. Lacan a par ailleurs soutenu dans la proposition d’octobre 1967 que l’école “doit garantir qu’un analyste relève de sa formation”. Non pas pour créer une nouvelle méritocratie mais pour déclarer qu’un analyste formé par son Ecole relève bien d’une formation dont l’exigence la rapproche de l’idéal freudien.

Bien que le psychanalyste ne puisse être garanti par la réglementation comme nous l’avons vu, il doit l’être par l’Ecole où il s’est formé, assurant ainsi une responsabilité vis-à-vis du public lui-même. Garantir la pratique du psychanalyste, y compris dans les responsabilités thérapeutiques (conséquence de la pratique analytique), remarque Lacan dans la note adjointe à l’Acte de fondation. Il fait remarquer « qu’il est constant que la psychanalyse ait des effets sur toute pratique du sujet qui s’y engage » de sorte que « …le contrôle s’impose dès le moment de ses effets, et d’abord pour protéger celui qui vient en position de patient …»[1]. Bien qu’aucune garantie ne soit possible quant à l’acte de l’analyste, la garantie de la formation n’en est que plus nécessaire.

A l’Ecole de la cause freudienne un enseignement de la commission de la garantie prévoit qu’elle fonde ses décisions de nomination des AME. Un accent singulier est mis sur la pratique du contrôle.

Le contrôle accompagne tous les temps de la formation de l’analyste : contrôle de cas, les enjeux du désir de l’analyste, distinction des effets thérapeutiques, vigilance à l’endroit de sa furor sanandi, interprétations intempestives, inhibition interprétative etc. Dans le contrôle, il y a une dimension d’accompagnement du chercheur, de l’apprenti, de l’artisan, du compagnon. Mais l’acte de l’analyste celui dont on dit « qu’il ne s’autorise que de lui-même » fait que le contrôle ne peut pas devenir le lieu des recettes, des trucs que l’on reproduit, mais la mise à l’épreuve de son propre engagement dans la pratique de la psychanalyse.

Il y le repérage des moments de franchissement, des moments de bascule, la mise en perspective de la fonction de l’analyste par l’analysant, tout ce qui concerne le désir de l’analyse peut se soumettre à l’examen du contrôle. C’est la raison pour laquelle il est bienvenu de ne pas se contenter du contrôle avec son analyste qui peut apparaître à certains égards comme une modalité de sa propre analyse, mais aussi du contrôle avec plus d’un analyste pour se frotter au style de chacun et pour mettre à l’épreuve l’écho de sa pratique auprès de ces différents contrôleurs. La séance de contrôle examine les conditions de l’acte mais elle laisse en dernier ressort l’analyste seul face à son acte. Le contrôle ne rompt pas la solitude, tout au plus l’accompagne-t-il, mais il articule fermement l’analyste à l’école, à son orientation, qui lui donne ainsi en retour une forme de garantie.

Lacan avait introduit que l’AME répond à “la garantie de formation suffisante” mettant l’AME du côté de la suffisance. C’est ce qui menace l’AME, celui qui ne fait pas tâche dans le tableau, d’être résorbé dans la suffisance. L’orientation lacanienne a plutôt espéré que ses AME soient des fers de lance de la psychanalyse dans la cité et les Forums, comme les différentes actions que nous menons témoignent de cet engagement des AME des Ecoles pour la psychanalyse. Enfin les AME sont au carrefour des garanties données par l’Ecole dans la mesure où ils désignent les passeurs et ont en charge, par ailleurs la garantie en extension de l’Ecole.

Jean-Daniel Matet 2016

La Commission de la garantie AMP-Europe dont les membres sont désignés pour quatre ans par le Président de l’AMP selon le règlement de juin 2014 est indépendante de l’EFP. Les fonctions dans la Commission de la garantie sont incompatibles avec celles exercées dans le dispositif de la passe.

[1] Lacan, J., Autres Ecrits, « Acte de fondation », p. 235